La fabrique d'humanité

 

Quelque chose résiste, je le sens bien, dans la difficulté à trouver des mots pour qualifier ce qui s’est passé à La Caldera, du 2 au 5 novembre 2005. Quelques semaines plus tard, ce n’est pas que se soit effacé le souvenir de ce qui s’est passé ces quelques jours, d’abord entre quelques-uns, puis, le samedi 5 novembre, entre ces quelques-uns et un «public» rassemblé. Tout au contraire, le souvenir en est vif.

Comment et à quelles fins peut-il être communiqué ?

Invité à ce « séminaire » comme modérateur, je n’ai pas su tenir ce rôle. Et dans ce qui m’est assez vite apparu comme la production d’une rencontre, je suis intensément entré dans l’espace-temps de cette rencontre, contribuant peut-être à en extrapoler les contours. A vrai dire, je ne crois pas à la neutralité des présences, et quelle que soit la mise en jeu, dans la parole ou dans le silence, dans le mouvement ou l’immobilité, je ne conçois de présence qu’en actes ; et la position qui serait celle d’un « modérateur » m’est assez étrangère. On ne participe vraiment aux choses, me semble t-il, qu’en s’y engageant (les formes de cet engagement peuvent naturellement varier). L’engagement n’est pas nécessairement adhésion à une idéologie, à une cause que l’on croit juste.

S’engager dans une rencontre comme celle qui a eu lieu à La Caldera, c’est même tout le contraire d’une adhésion à une forme déjà connue, mais le chemin incertain d’une forme qui se construit dans le mouvement même de la rencontre.

Depuis vingt ans que j’écris sur la danse (ou, devrais-je dire, avec la danse), la nature de cet engagement n’a pas tellement varié. Dans le mouvement de reconnaître ce qu’on ne connaît pas encore, la danse exige cette disponibilité. Le mouvement défait les lignes, écrivait le poète Henri Michaux, et rien n’est plus vivant que ce qui déplace une attente : la danse, de ce point de vue, est souvent là où on ne l’attend pas. Parce que la vie n’est pas située en un point précis, mais qu’elle passe rapidement d’un point à un autre, en une sorte de ruissellement électrique (Georges Bataille), je ne crois pas qu’on puisse chercher à danser avec la vie en tenant des positions, en s’attachant à des définitions rassurantes. Une fois, face à un responsable du ministère français de la Culture qui me disait que « quand même, Jérôme Bel, Raimund Hoghe, ce n’était pas de la danse », je fus obligé de répondre que pour ma part, je ne savais toujours pas, ce qu’était « la danse ». Face à un spectacle, après lui, je suis nu dans l’écriture. Avoir un passé de « spectateur professionnel » constitue sans doute, au fil des années, une expérience accumulée, mais chaque nouveau spectacle appelle, idéalement, une écriture qui n’est pas savante, qui se découvre à chaque fois.

 

Et bien sûr, le spectacle n’est pas le tout de la danse. La présence de celles et ceux qui l’incarnent, leur poésie, leur rapport à l’espace et au temps, en scène et hors-scène ; le temps des répétitions ; les conditions matérielles d’exercice de cet art, etc. ; font partie des ingrédients qui m’intéressent, et là encore, pas comme un simple observateur.

C’est en ce sens que j’ai été amené à travailler comme conseiller artistique (pour des festivals, pour le Théâtre de la Bastille, à Paris), à faire le « dramaturge » sur quelques spectacles, ou encore à concevoir un projet (SKITE) au début des années 90, qui consistait à réunir des artistes, un mois entier, pour développer un travail d’expérimentations sans aucune obligation de « production ».

C’est dans la continuité d’un tel engagement auprès de la danse, de celles et ceux qui la font mais aussi de celles et ceux qui en sont les militants, passeurs, médiateurs…, que j’ai joué (au sens d’une mise en jeu bien plus que d’un « rôle ») ma participation au séminaire de La Caldera. Il se trouve que cette participation aura été pour moi l’occasion de retrouver une ville, Barcelone, que j’ai connue et fréquentée à une époque où une effervescence chorégraphique naissante s’y manifestait, dans la seconde moitié des années 80 et au début des années 90. Pêle-mêle, l’ouverture de la Fabrica, puis des studios de l’association Bugé, la revue Danza79 animée par Beatriu Daniel, les débuts de Mudances, de Maria Muñoz et de La Dux (parmi d’autres compagnies) puis les premiers spectacles au Mercat de Flors, un cycle de films de danse à l’Institut del Teatre et une vidéo tournée avec Angels Margarit dans le marché de La Boqueria, le festival de Sitges alors dirigé par Toni Cots, sont quelques-uns des souvenirs que j’ai emmagasinés. Souvenirs faits d’images, de saveurs, que le corps garde en mémoire.

Cette mémoire, interrompue pendant un peu plus de dix ans (où, m’a t-il semblé, l’activité chorégraphique était, sinon empêchée, du moins fortement précarisée) a brusquement resurgi lors de mes retrouvailles avec Barcelone. On comprendra que je n’évoque pas là un simple plaisir touristique, mais bien plus, un véritable événement de corps, qui a trouvé dans la rencontre organisée à La Caldera, un lieu propice pour s’électriser.

Au-delà de l’anecdote personnelle, il me semble que ce qui a lieu d’être dans la danse provoque de tels événements de corps. Quand bien même une rencontre comme celle de La Caldera n’avait pas pour objectif premier de mettre des corps en mouvement (en vue d’un spectacle ou d’une improvisation), mais d’échanger de la parole, d’éventuellement produire de la pensée, l’événement a d’abord lieu dans les corps mis en présence, assemblés jusque dans leur division (car il n’était pas forcément question de se mettre d’accord sur tout). Et à mes yeux, un tel événement de corps a un sens profondément « politique ». Ce mot de « politique », que j’ai introduit assez rapidement au sein du séminaire (attitude qui n’est certes pas celle que l’on peut attendre d’un modérateur), a d’abord suscité beaucoup de réticences. Il ne s’agissait certes pas de transformer cette rencontre en un « débat de politique générale », ni même de revendiquer plus de considération de la sphère politique. Pourtant, un peu partout en Europe, la marginalisation et la précarisation de la vie culturelle et de la création artistique sont un signe inquiétant d’appauvrissement de la pensée, souvent réduite aux industries du divertissement. Partout, les forces du marché, à peine entravées ou limitées par des législations de plus en plus exsangues en termes de droits sociaux, construisent un monde sans véritable horizon, soumis au profit immédiat de quelquesuns et à la mise en compétition généralisée des êtres humains entre eux.

Sans doute, se dira t-on, ce sont là des généralités qu’il est peut être vain de répéter ici.

Mais peut-être n’est-il pas inutile de rappeler qu’il existe une création artistique (et humaine : pourrait-on parler d’une fabrique d’humanité ?) qui ne se laisse happer ni par la spirale de la performance rentable ni par le souci immédiat de plaire à l’industrie du plus grand nombre. Il y eut quelque chose de réconfortant, et de formidablement encourageant, à constater que dans la rencontre de La Caldera, l’accent n’était jamais mis sur la plainte, mais que s’engageait un dialogue entre des expériences et des questionnements. Cette rencontre, première du genre, était politique en soi ; elle aura au moins manifesté la nécessité de dégager des espaces-temps qui puissent accueillir l’échange, en dehors de toute spéculation.

Peut-être trouvera t-on que la rencontre de La Caldera n’aura pas suffisamment répondu à son intitulé, « Pensar el moviment ». En effet, lors de la journée de clôture, le samedi 5 novembre, aucune communication solennelle n’est venue brandir l’étendard d’une pensée du mouvement, en nommant ce qui la constituerait. En lieu et place, une improvisation collective, suivie d’un débat très librement engagé. Cela était, à mes yeux, une façon de répondre et de ne pas répondre à la question.

« Sans la pensée, il n’y a que des exploits physiques », disait Trisha Brown dans les années 70. Issue de la folle aventure du Judson Dance Theater, de ses expérimentations pluridisciplinaires et de ses « happenings » qui rejetaient la virtuosité et les artifices de la théâtralité (alors que les campus américains contestaient la guerre du Vietnam), la chorégraphe américaine signifiait là que toute invention de mouvement résulte d’une pensée en actes, aussi bien sur les modes de perception kinesthésiques du danseur que dans le rapport à un environnement extérieur. Dans une conversation avec Yvonne Rainer, Trisha Brown parlera même de sa quête d’une « répartition démocratique du mouvement dans le corps tout entier », rejetant à la fois la notion de corps centré tel qu’il était encore en vigueur chez Cunningham, et la fascination que pouvait exercer un tel corps –au profit d’une empathie plus profonde. Cette fluidité du mouvement brownien, reflet d’une certaine utopie américaine, s’est à son tour brisée dans les années 90. Alors même que New York semblait cesser d’être le vivier de nouveaux talents chorégraphiques, que le Sida faisait des ravages –notamment dans les communautés artistiques- et que les années Reagan puis Bush ramenaient un conservatisme puritain, arrivait en Europe une chorégraphe américaine, Meg Stuart, plus ou moins formée dans le style de Trisha Brown, et qui livrait avec Disfigure Study la première ébauche d’une danse du désastre, au sein de laquelle le corps n’est pas indemne de la catastrophe sociale, économique et culturelle qu’il sent advenir et dont il devient le filtre.

Toujours cette question revient : de quoi un « art contemporain » est-il contemporain ?

Cette question est d’autant plus vive en danse (quoique pas toujours formulée) qu’audelà du style, ou de l’écriture, c’est le corps qui est en jeu. Or, si le danseur ne peut se dissimuler derrière un personnage (comme au théâtre), ou « s’abstraire » par le truchement d’une installation ou d’une composition, quelque chose ne semble plus aller de soi dans la présence physique de son devenir-interprète. Tout au long des années 80 et au début des années 90, la danse s’est enivrée de sa propre effervescence : il suffisait qu’une singularité d’écriture vienne frayer dans l’imaginaire de la danse pour qu’on célèbre aussitôt l’auteur en puissance. J’ai été de ceux qui se sont réjouis de cette « contagion insolite du mouvement ». Et puis… combien de ces chorégraphes ont vite sombré dans la caricature de leur propre « style », combien de spectacles, pourtant bien léchés, se sont mis à ne plus rien raconter, tournant à vide…

Depuis le milieu des années 90, dans la représentation même du spectacle de la danse, quelque chose a trébuché, a vacillé. En même temps, sans doute, que le dehors se durcissait… La danse, plutôt que de proliférer en « compagnies », s’est alors cherchée de nouveaux appuis, de nouveaux espaces. Le corps contemporain qui est alors apparu est un corps qui, même s’il faut passer par une certaine raréfaction de la danse (ce que des critiques ont nommé la « non-danse »), se tient au plus près de ce qui lui arrive.

Penser le mouvement, dans ce contexte, ce n’est plus mettre ses pas dans tel ou tel style de danse (la panoplie n’en a pourtant jamais été aussi fournie), mais chercher à éprouver ce qui met en mouvement. On peut alors renverser la proposition : non plus seulement « pensar el moviment », mais « mover el pensament ». Il s’agit toujours de déplacer l’attente, de faire surgir le « pas encore connu ». C’est peut-être ce que les participants de la rencontre de La Caldera (je m’y inclus) ont voulu plus ou moins consciemment montrer : la pensée ne précède pas le mouvement, ni ne le surplombe.

Le mouvement, dans l’exigence contemporaine qui lui fait avoir lieu d’être contre tous les diktats économiques (et parfois les empêchements politiques), oblige à déplacer la pensée, à danser avec elle, et à chercher, même confusément, à reposer infiniment de toujours aussi vives questions : à quoi sert l’artiste, quels sont ses lieux d’intégration, de contamination vis-à-vis d’une société qui ne perçoit souvent que son «hermétisme», alors même que sa perspective (PERSPECT-IVA) est de donner sens à la fabrique d’humanité.